L’ami auquel m’avaient adressée des cousines trop occupées pour me piloter dans ce labyrinthe de leur ville avait absolument tenu à m’emmener voir l’Exposition. «Vous ne pouvez nous quitter sans l’avoir visitée !» s’était-il écrié avec tant de conviction que je m’étais laissée tenter.
Nous marchions donc à présent dans cette rue pleine de méandres et de rétrécissements. Je lui fis part de l’impression de tristesse qu’elle me procurait. C’est la plus longue de notre ville, m’expliqua-t-il, avouant qu’il n’avait jamais pu la parcourir en entier car elle finissait par lui donner le tournis. Mais, ajouta-t-il d'un ton enjoué, il y a par ailleurs des coins superbes dans d'autres quartiers, des demeures datant de plusieurs siècles. Je lui demandai pourquoi on avait organisé cette manifestation dans un endroit aussi peu engageant. Un léger haussement d’épaules me signifia soit son ignorance sur la question soit une explication trop longue à fournir. Cette Exposition valait largement les nombreux monuments qui enorgueillissaient sa ville natale, reprit-il, je ne devais pas préjuger de ce que j’allais voir du fait du délabrement d’un lieu laissé à l’abandon ni de celui de l’aspect du bâtiment où elle se tenait. Il semblait convaincu que je retirerai le plus grand bénéfice de ma visite. Prenant soin de ne pas blesser son amour-propre de citadin, je lui fis valoir ma promiscuité avec l’art et ma fréquentation des plus grands musées d’Europe. « Mais l’Exposition n’est pas du tout ce à quoi vous vous attendez ! » se récria cet homme aimable, il s’agissait de quelque chose de totalement différent de tout ce que j’avais pu contempler – et admirer bien sûr – jusqu’alors, et de tout ce que je pourrai contempler par la suite.
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Emprisonnées dans des bulles de gélatines colorées quelques gouttes d’eau en suspension se balancent nonchalamment, entrant sporadiquement en collision les unes avec les autres, produisant alors un son, nous informe-t-on, que l’on ne perçoit qu’au stade subliminal. Sur d’immenses photos tapissant brusquement une paroi, jusqu'alors nue, des rivières en crue déversent leur flot bouillonnant sur des rives dont on ne distingue plus que quelques cimes d’arbres ; ou au contraire à l’étiage, avec leur lit au sol fissuré, caillouteux. Des chutes d’eau sans doute photographiées au Zambèze semblent se ruer dans un trépignement effréné vers le fond de l’abîme et leur eau glapir à la porte des Enfers ; ou, plus prosaïquement, émergent du haut d’un glacier suisse en une fraîche cascade, aimable nature de ce pays banquier, bien loin de ces rapides au milieu desquels les rochers saillent comme des dents de squale.
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Viennent ensuite les Salles consacrées aux Oiseaux, précédées d'une immense volière encerclée d'un sentier dit de Première Approche. S'y retrouvent pêle-mêle, faucons, fauvettes, hiboux et milans, corbeaux et paons. Si l’on veut pénétrer à l'intérieur pour les observer de plus près, on hèle un gardien spécialisé qui arrive muni d'un TdeD, Trident de Défense ; il vous fraie un chemin parmi les volatiles qui se jettent sur vous, les uns, affolés en permanence par la proximité des rapaces, les autres mus par leur nature de prédateurs, justement. Leurs comportements respectifs ont fait l’objet d’études circonstanciées relatées par des ornithologues de tout premier plan ; fondateurs d’une prestigieuse revue scientifique, BirdsdayPress, célèbre pour le sérieux de ses articles et sa splendide iconographie, ils luttent pour la sauvegarde et la conservation des oiseaux en général et des colibris du Brésil en particulier ; certaines variétés présenteraient en effet des analogies dans leur structure osseuse avec des fragments de roches décaloïdes, de celles qu’on appelle Tiussa de Beu, découvertes à proximité d’un volcan dans l’île d’Ambrym à Vanuatu.
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On s’approche en prenant soin de respirer régulièrement et de relâcher le ventre. Grulp... Ggnrr... Glhreû... Des émanations de mauvais augure, une odeur de graisse tiède et de sueur, et puis des cris, des couinements même, s'échappent de cette fameuse dernière Salle. Bravache, on avance résolument vers l'antre gargouillant quoiqu'en réalité on préférerait détaler. Hé non ! Restons stoïque ! Affrontons ça, c'est ce que chacun de nous doit se dire en découvrant le spectacle qui s’offre à nos yeux. Le fond de la Salle grouille de gens en haillons serrés les uns contre les autres et adossés au mur, au-dessus desquels tourne un insecte vrombissant de la taille d’un hélicoptère. Des onomatopées bizarres, scandées en chœur, fusent de ce groupe où, blotti dans le giron de sa mère, un petit enfant geint. Vous plissez les yeux pour mieux voir... Impossible ! vous dites-vous in petto en effectuant un bond en arrière. En effet, ce malheureux bébé pourtant pourvu d'une tête n’a ni yeux, ni nez, ni bouche. On dirait une crêpe de chair.