L'arrivée à l'hôtel Blue Moon
Le concierge fit appeler la directrice de l’établissement, Miss Moon. Elle s’avança vers moi avec un sourire amical puis s’empara de ma valise, me précédant jusqu’à ma chambre. Brune, les cheveux tirés en arrière et noués en catogan, elle gravissait les escaliers avec aisance, des gants blancs aux mains comme un groom, se retournant juste de temps à autre pour vérifier que je la suivais. Je comptai quatre étages.
– Nous n’avons pas emprunté l’ascenseur, il y a une raison précise ? demandai-je. Ma question demeura sans réponse.
L’hôtel était exceptionnel : plafonds, murs habillés de lambris en bois blond alternant avec des panneaux de laque d’ambre mordorée et d’autres peints à l’italienne dans un dégradé allant du rouge pourpre à un rose pâle veiné de blanc. Lorsque nous fûmes arrivés devant le numéro 64, elle fit jouer la clef dans la serrure, s’effaça pour me laisser entrer. Je ne pus retenir une exclamation de stupeur.
— Toutes les chambres sont aussi belles ?
Elle hocha affirmativement la tête. Ses yeux me souriaient. On eût dit leur couleur assortie au nom de l’hôtel, Blue Moon. Elle pénétra dans la pièce, posa ma valise sur le support destiné à cet effet, accessoire à lui seul très remarquable. Sa partie droite se rétrécissait en une longue tige terminée par cinq têtes de cygnes servant de patères. Sans doute du laiton doré, brillant dans la douce pénombre de la chambre éclairée par la lueur de la lampe de chevet. Un tissu chatoyant, lui aussi en accord avec le nom de l’hôtel, et dont l’intensité variait selon l’angle où l’on se trouvait jusqu’à un bleu violet profond, tapissait les murs. Ville réputée pour les étoffes que produisaient ses filatures, uniques au monde, paraît-il. On racontait que des espions industriels avaient en vain tenté de percer leurs secrets de fabrication auprès des ouvriers ou de débaucher les stylistes. Je m’avançai jusqu’à ce mur, l’effleurai. Si les vêtements que l’on présentait lors du défilé de mode qui avait lieu ici une fois l’an valaient en beauté cette étoffe diaprée je comprenais que l’on triât sur le volet les journalistes qui intriguaient pour y assister.
Miss Moon
Je lui demandai si elle ne voulait pas partager ce repas avec moi. Elle me répondit par un geste de dénégation, un peu raide. Je commençai mon repas. D’abord, potage à la tomate où je perçus le goût du basilic ; ensuite, chaud-froid de poulet accompagné de riz aux pignons, parfumé à la coriandre ; salade verte, fromage ; pour le dessert, mousse à l’abricot. Ces divers mets présentés dans de jolies assiettes ou coupes agrémentées sur leur marli de brins de persil, de lamelles de poivrons rouges et de quelques noisettes de beurre ; la mousse saupoudrée de safran, décorée d’un zeste de citron. Tout était pourtant horriblement fade. Je bus un peu de vin fort, qui me chauffa les sangs. Dans la vitre embuée de neige, je distinguai nos deux reflets, moi assis, Miss Moon, debout. À la fin, je m’aperçus qu’elle fixait un morceau de poulet qui restait sur le bord de mon assiette, traversé d’un filament foncé, veine de l’animal ou nerf. Un court moment, passa sur son visage une expression de révolte et de désespoir. Sentant mon regard, elle retrouva instantanément l’air de sérénité qui la caractérisait. Ses yeux, seuls, semblant avoir vu au-delà de moi, conservaient malgré elle une lueur qui démentait son calme.
— Quelque chose ne va pas ?
Elle secoua la tête.
— J’aurais dû le finir, n’est-ce pas ? C’est que depuis l’enfance, j’ai toujours éprouvé une répulsion pour ce genre de chose.
Elle renversa la tête en arrière et ouvrit la bouche. Je crus qu’elle allait lancer un grand éclat de rire. Rien ne sortit. Aucun son, aucun rire. Miss Moon n’a pas de langue.
Un mauvaise surprise
— Votre nom et l’agence qui vous accrédite, je vous prie, Monsieur.
— Mon pseudonyme est Gary Tudor. Je suis envoyé par l’Agence Excelsior pour la revue « Images de Femmes ». Mon vrai nom est François…
Il leva la main.
— Gary Tudor est bien sur ma liste, fit-il en barrant la ligne. Vous a-t-on informé que les appareils étaient strictement interdits pendant le défilé ? Veuillez me confier les vôtres.
— Comment ça... Mais c’est absurde !
— Je ne fais qu’appliquer les consignes.
— Vous les ôtez à tous mes collègues ? demandai-je en les lui passant par-dessus le comptoir.
— Bien sûr.
— Comment font-ils alors ?
— Ils s’arrangent. Disons plutôt que je les arrange.
— Vous voulez dire… Vous pourriez…
— Exactement, Monsieur. Attention, le liftier me fait signe. Son service va prendre fin. En espèces, Monsieur, le plus discrètement possible.
— Le liftier nous regarde ? dis-je en mettant la main à la poche le plus naturellement possible .
— Non pas regarde, Monsieur, me fait signe spécifia-t-il. Il est aveugle, un chien lui a mordu les yeux quand il était enfant.
— C’est horrible.
— S’il n’était pas aveugle, jamais il n’aurait obtenu ce poste. Tenez, deux carnets de croquis pour l’instant et ce qu’il vous faut de crayons pour aujourd'hui. On vous fournira le reste à l’hôtel. Merci infiniment, dit-il en s’emparant des billets que je lui tendais. Il vous suffira de crayonner ce que vous pourrez pendant les présentations ; le soir, vous ajoutez la couleur.
— Il est impossible de se rappeler…
— N’importe quoi de vif, d’éclatant, du jaune, du rouge, ou de plus doux, du rose, du bleu, des étoiles, des points d’or, c’est vous l’artiste, après tout ! Il ne reste plus qu’à photographier les dessins et le tour est joué. Voici le garçon d'ascenseur qui pousse la bonté jusqu'à venir vous chercher.
— Je ne sais pas…
— Compris ? fit-il en clignant de l’œil. Sur quoi, ouvrant un autre registre, il s’y plongea.