C'est dans cette conjoncture de précipitation et d'ambivalence de ponctuation que j'ai trouvé la solution à mon problème. Je devais écouter mes deux cents cassettes d'enregistrement d'ici quatre jours, m'en imprégner, passer les clichés en boucle sur mon grand écran et après on verrait. Trois jours, ça se négociait avec de pleins pots de café bien noir et un whisky tassé pour tenir la nuit. C'est peu de dire que je me suis imbibée. Je tenais plus debout que je les voyais encore défiler les uns après les autres, ces visages qui me regardaient, m'interpellaient, me défiaient, me plantaient un couteau en plein coeur. J'en étais gorgée des yeux, des nez, des bouches de femmes.
Au bout de deux jours ce ne sont plus des femmes que j'ai vues, mais seulement de la tristesse, de la douleur, de l'inquiétude étalées à grands coups de pinceau sur mon mur. Leur désarroi suintait de chaque pore d'espace du salon.
Au bout des quatre jours, j'avais ingurgité une part du monde. Je n'avais aucune idée de ce que je pourrais écrire qui soit assez plausible, assez juste et assez vrai sans être un véritable jeu de massacre de la société. C'était du pathos limite les Évangiles, mon sujet, cela ne faisait pas un pli ! Oh et puis merde, je me suis dit, maintenant Bérangère un peu de couilles au cul, tu peux y aller, de toute façon, qui croira toutes les horreurs que tu as dénichées ? On allait tenter de les forcer à regarder froidement les choses en face. C'est les femmes, ça ? C'est çà, le monde ? Et toi, Paulo ( ou n'importe quel moustachu d'autre, tu vis dans ce pâté-là et tu l'avais encore pas vu ? Pas compris ? ).
La réponse était dans mes cassettes, la réalité s'étalait partout sur mes photos, la flaque intégrale. Ah, me suis-je dit d'un coup, je prends pas la tangente ! Et pendant les trois jours qui restaient j'ai pissé ma copie. Cela vint comme ça, comme on lit les témoignages des écrivains qui bénéficient de l'inspiration. "Tu t'assieds, tu branches l'ordinateur, tu embrayes côté cerveau et ça vient."
Les choses, elles accouraient comme un chien qu'on siffle. J'avais écrit d'un jet, empoigné mon fameux vertige existentiel. Cela signifiait pour moi, psychologiquement, que j'avais absorbé les femmes et les avais compressées, mechanical compress, en un bloc femme, comme César opérait pour les voitures, le sculpteur, pas celui de la guerre des Gaules.
J'ai imprimé mon scratch direct sans le relire et puis j'ai appelé le Journal pour qu'ils m'envoient un coursier. J'avais commencé mon article par le premier interview que j'avais réalisé. Laissé déboulé prompto la première interviewée donc, celle qui avait craqué un jour comme les autres en essayant de s'enfermer dans une bouteille géante. Recta, c'est ce qu'elle a raconté et ajouté " J'ai presque réussi. Je suis aveugle ". Craché mon texte franco, sans souci d'élégance, et le voilà.
Cette région de monts, de plaines, toujours la même. Surface bleue et limpide de l'océan et ma vie par en-dessous. L'humiliation d'être cet humain, pire une humaine, dotée d’un instrument invisible qui tente de percer les nuages qui déambulent au-dessus du monde afin de saisir le soleil, le vrai, l'ancien pas celui qui nous crâme la peau mais celui qui bronzait mes bras de jeune fille sur la plage, et sans que la vague soit bourrée de saloperies.
A quoi servirait d’entrer dans ce soleil ? interrogeait ma première interviewée, c'est ce que vous pourriez vous demander, hein ? Qu'est-ce que ça m'aurait apporté de flotter dans le coeur des nuages et de voir l’univers à travers leur bouillabaisse ? Et quoi d'autre à propos de ce masque de bonne femme que le hasard, on pourrait aussi bien parler de malchance, m'a collé sur les os, ce que vous voyez là, qu'est-ce que ça veut dire être femme ? Moi, je réponds en aparté, il n'y a qu'à regarder les Vénus Hottentotes pour voir dans quel état d'esprit les hommes sont à notre propos. J'en ai entendu pas mal là où je travaillais, avant d'être journaliste.
– Dites-donc, les gars, je sais pas d'où elle sort, cette fille elle est sacrément carrossée, hein ?
– Elle sort comme toi d'un trou du cul, fiston, t'en fais pas une carotte magique !
C'est ce qui se disait dans ma bourgade, pimpante balustrade et pots de géraniums tout le long de la rivière avec les intestins du cochon exposés en vitrine du charcutier. Drugstore pour Tous, du genre Fusils & Cie avec un tour festif au bordel.
Etait-il question d'avoir un esprit dans le carrosse ? On ne le m'a jamais proposé en tout cas pour compenser les désagréments d'être femme, restons polie. Les gars, y a-t-il une partie de ma carcasse que vous pourriez considérer comme pas consommable ? Signé : Votre truie. Et au cas où il serait question de me fêter Noël, y aurait-il quelque part dans le magasin ad hoc, un volatile à moteur qui me permettrait de décoller de ce trou perdu, ma ville natale, ma patrie, ma poubelle, celle où j'ai râclé les merdes des cows-boys du coin ?
– Ma femme, c'est comme un chien pour moi, dit un homme à ses copains en descendant la rue Scolope.