Il est d'usage lorsque l'on parle d'un livre de présenter une courte biographie de l'auteur, d'évoquer ses thèmes récurrents. Puis de raconter peu ou prou l'histoire en y introduisant les principaux personnages et le contexte dans lequel elle se déroule.
En présence d'un grand texte, comme c'est le cas ici, ce préambule me parait inutile. La question n'est pas tellement de savoir ce qui se passe dans ce livre mais de ce qui se passe pour nous dès lors que nous abordons, que dis-je, que nous plongeons dans ce livre ! L'essentiel consiste à monter dans l'engin et à s'envoler avec les ailes gigantesques que son pilote manœuvre avec une maîtrise certaine et le souffle nécessaire à sa vision romanesque, éthique et poétique.
Il s'agit là d'un avion supersonique. On se sent d'abord cloué à son fauteuil le temps du décollage et ensuite, on survole le monde. Plaines, vallées, plateaux, montagnes, mers et fleuves défilent sous nos yeux. Nous sommes ballottés, emportés ; abasourdis, estomaqués ; absorbés par un cataclysme de narrations alternativement épiques, lyriques, triviales, psychologiques. On bourlingue de descriptifs quasi documentaires en intermèdes d'un romantisme absolu en compagnie d'un narrateur qui claque toutes les portes de la censure syntaxique, morale et politique ; expérimente l'ivresse de traduire en mots, en phrases, en morceaux de bravoure échevelés ou au contraire pudiquement condensés toute la gamme des sentiments humains. Dimitri Bortnikov écrivain-chantre orchestre durant sept cents pages le récit d'une conscience aux prises avec la donne du monde et de la vie. Avec, pour instruments, une écriture fracassante et un imaginaire à la fois lyrique, burlesque et corrosif.
Ce qui me plaît dans ce livre, outre le fait qu'il constitue une vertigineuse expérience de lecture, c'est qu'il montre ce que c'est que d'écrire vraiment. D'empoigner des situations scabreuses ou jouissives et de les mener jusqu'à l'ultime de l'humain ; d'exploiter des filons romanesques variés ; de lancer sur orbite des personnages explosifs, souverains ou au contraire pitoyables, calamiteux; d'imposer son style farouchement personnel fécondé par la culture aïeule mais nourri d'un sang neuf ; de propulser le récit vers l'ailleurs, vers l'avant, vers l'après, de fabriquer sa règle intime sans atermoiements ; ainsi, le texte galope dans l'ouragan de ses propres mots, lâche une haleine parfois sulfureuse. Il s'abandonne avec volupté à l'effusion, à l'exaltation, à la rage de soulever la croûte des conventions romanesques. Balayant tout le brillant petit appareillage intellectuel de notre temps pauvre en fresques sociales ou en épopées visionnaires, riche en récits autobiographiques savamment orchestrés pour plaire et pour vendre.
Au cours d'une présentation de Face au Styx qui a eu lieu au Libres Champs, librairie à la fois très pointue dans les choix de l'actualité éditoriale et dans une ambiance de cocooning des client(e)s, j'ai entendu un journaliste qui avait visiblement adoré le roman de Dimitri Bortnikov, le solliciter sur la question du Bien et du Mal. À quoi l'auteur a répondu en évoquant les notions de destin, de foi, de bonté. Bien que cette conversation un peu routinière nourrie de références philosophiques ou théologiques m'ait parue tout à fait digne d'intérêt, il me semblait que l'on passait à côté du livre.
Le narrateur Dimitrius, puisqu'il faut tout de même planter quelques piquets à cette magnifique tente aux allures de caverne d'Ali Baba, est un homme jeune qui gagne sa vie en s'occupant du quotidien de vieilles dames malades ou paralysées, colériques la plupart du temps et pleines d'une séduction particulière, c'est à dire la séduction des êtres qui ont beaucoup vécu, beaucoup vu et beaucoup ressenti. Dimitrius qui parcourt les méandres de son destin, en effet, est un égal dépositaire du Mal et du Bien ; de l'amour pour le monde et de la violence intime, de la noblesse d'âme et des chutes vertigineuses de la conscience.
Tout ceci bien en accord avec les préoccupations récurrentes de l'un des grands patrons de la littérature russe, Dostoievski.
Ce narrateur vit en parallèle à cette délicate occupation d'infirmier des corps et des mémoires de vieilles dames en fin de parcours, une histoire d'amour pour laquelle son imagination des plus fiévreuses bourgeonne, trémule ou ronchonne sur cinquante pages trépidantes ou délicatement érotiques. Cinquante pages rien que pour raconter un coup de foudre sous les tours disgracieuses et pesantes de l'Eglise Saint-Sulpice ! Cela vaut le détour.
( la suite au prochain numéro de ce petit feuilleton improvisé, ce Face au Styx labyrinthique, pantagruelique méritant, et même exigeant, plusieurs approches de lecture )
Anne MICHEL
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indric (lundi, 10 juillet 2017 00:27)
Bravo pour ce voyage intense qui nous ouvre un appétit de découverte rare. Quelle intensité... dans quelle bataille ce livre semble-t-il s'être engouffré. Vous nous donnez vraiment envie de nous précipiter pour le découvrir, et comme vous dites, la suite dès que la lecture sera achevée !