On ne sait pas quand ni comment cela arrive, au début, on n’y prête pas attention. Après, on le recherche toute sa vie. Tout devrait se condenser là, pensa-t-elle, notre existence pourrait n’être que ce moment concentré puis étiré dans le temps, une fleur au petit matin s’ouvre peu à peu, reçoit force du soleil, s’épanouit, vibre pétale à pétale, parfume le monde et porte le ciel.
La fleur pourrait être admirée à satiété, photographiée sous tous ses angles, exhibée dans sa nudité naturelle devant l’objectif. A partir de la réalité de l’objet saisi par l'œil puis par la mécanique de l’appareil qui le régurgite sous forme de photo on passe à une image qui, aussitôt qu’elle est prise dans les rouages du réel, implique l’absence de toutes les photos qui auraient pu être faites et ne le seront jamais, de même l’absence de toutes les roses qui n’existeront jamais, « Mignonne, allons voir si... » Mais quoi, son exigence à présent ne consiste pas seulement à prendre une fleur en photo mais à revivre cette expérience qu’elle ne peut nommer autrement que vision, à la provoquer de nouveau en se rappelant la succession de faits qui l’ont conduite à cet instant dans une journée où tout à coup, c’était hier matin, s’est produit un évènement qui l’a bouleversée.
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Ce pourrait être n’importe où, au jardin ou le long de la Seine qui coule en bas du quai d’Anjou, ou dans une rue, et n'importe quel sujet. Les boutiques avec les tee-shirts bariolés suspendus à une tringle, les enseignes de glaces Berthillon ou de pizzeria-casse-croûtes à toute heure, un groupe de guitaristes folk sur la passerelle de l’Ile Saint Louis, des SDF affalés sur le trottoir et leurs petits chiens en train de gambader alentour. Ou bien, la file de touristes massés au pied de Notre-Dame pour monter aux tours, l’Hôtel Dieu devant lequel des grévistes accrochent une bannière réclamant le maintien de leur fonction urgentiste, les escalators de la station de RER avec leurs marches métalliques et les rouages du mécanisme qui grincent ; ou encore, le soleil sur les talus ébouriffés du square, le grand saule pleureur face à l’île de la Cité, les péniches, les roses Sylvie Vartan de l'autre côté d’un grillage, la rue Le Regrattier et son école municipale ; Christine qui a perdu son mari et demande : « Mais combien de temps ça dure donc un deuil ? »
C’était encore un très petit garçon. Elle lui avait demandé s’il voulait bien venir avec elle, il avait juste hoché la tête en la fixant de ses drôles d'yeux couleur de châtaigne. Elle l’avait pris par la main et il l’avait suivie sans faire d'histoires. Il avait fallu ensuite aménager la cabane, repérer des maisons fermées, pénétrer de nuit dans les propriétés, se diriger à pas de loup vers la masse claire des habitations tout en respirant l’odeur d’humus et du remugle des terriers dans les sous-bois. Ne pas faire craquer les branchettes tombées au sol. L'hiver, du givre s’accrochait aux rebords des gouttières, formant de fines stalactites étincelantes ; arrivée sur le perron, elle contemplait cette dentelle glacée en ôtant ses bottes pour ne pas salir les parquets. Après quoi, elle crochetait doucement la serrure et dès qu'elle poussait la porte, l’odeur de l’humidité lui sautait aux narines. Derrière les hauts volets de bois, les gonds des portes-fenêtres du rez-de-jardin grinçaient à chaque rafale de vent. Il était juste question d’emprunter les habits et quelques objets nécessaires à l’enfant ; qu’il soit suffisamment vêtu pour courir dans la campagne et dormir recouvert d'une bonne couverture ; qu’il reçoive la même chose que les autres, connaisse les mêmes joies.
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Les lumières des maisons que l’on aperçoit au loin brillent comme des étoiles dans les bois. En hiver, le froid tombe bien avant la nuit, elle n’aurait pas dû le laisser sortir. Il a la peau marbrée, signe d'une bonne santé, une ossature solide malgré ses articulations délicates. « Tu n’es pas ce qu’on pourrait appeler fine » , commentait la femme en la frottant sous l’eau froide. Etait-ce pour s’être moquée du vieux bossu qu’elle n’était pas aimée ? Etait-ce parce qu'elle n'était pas fine que la femme la savonnait avec rudesse et renâclait à s’occuper d’elle ? Pardon d’avoir caché le canif qui servait au grand Georges à tailler les branchettes en biseau, répétait-elle le soir en s'endormant. Aurait-elle dû en prime s'accuser de ne pas être jolie ? Le chat s’enfuyait avec un oiseau dans la gueule, il avait fallu arracher le petit corps ensanglanté aux crocs férocement serrés, l’oiseau était mort, bien sûr. Elle avait senti la raideur des pattes sur sa paume, les deux, le chat à présent nonchalamment allongé et baillant, l’oiseau gisant sur le sol en dalles blanches et noires, comme des dieux.
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Plus tard, elle avait connu d’autres foyers. Dans l’un d’eux, le dernier d’ailleurs, les gens chantaient assis autour de la cheminée pendant que la fermière faisait revenir des grains de maïs dans la poêle, et hop, hop, hop ! qui explosaient en sautant contre les bords de fonte. De retour des pâturages, les hommes essuyaient leurs mains au crépi du mur avant de lancer un bonjour à la cantonade. Logis sommaire mais où personne ne leur demandait de minauder, de faire Grâces & Grimaces comme disait la grande Simone. Cet endroit où elle avait observé les anoraks laqués rouge, étincelant sous l'éclat laiteux de la lune, de ceux qui étaient arrivés une nuit il y avait deux ans.
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Durant son adolescence, impressionnée par ces religieuses cloîtrées dont le curé avait parlé dans un sermon, purs esprits qui permettaient au monde, avait-il expliqué, de demeurer en équilibre, elle avait décidé de témoigner de la bonté aux autres. On n’était pas généreux, autour d’elle. On manifestait peu d’intérêt pour le malheur d’autrui, déplorait le prêtre, cela causait du dommage à tout ce qui était vivant. Il était d’ailleurs difficile de manifester sa bonté à certaines personnes. Devait-on offrir ses bons sentiments à ces riches qui vous observaient en resserrant leur manteau sur eux comme si on allait bondir pour leur arracher le portefeuille ? À l’évêque venu pour la Confirmation qui dressait sa crosse devant lui avec arrogance ? Porteur des Saints Sacrements, il avançait pesamment vers la montagne de lys blancs amoncelés sur l’autel. Elle doutait qu’il fût imprégné d’amour pour son prochain malgré sa mitre étincelant sous la lumière orangée qui tombait des vitraux. « Vaut mieux garder tes idées pour toi, » disait la femme, les rares fois où elle avait éprouvé le besoin de se confier à elle, « ça serait pas bien vu par chez nous. » Allumer en silence des cierges dédiés à ses parents bien qu’elle n'ait jamais pu ni les connaître ni les aimer. Elle ne leur voulait pas de mal même si, enfant, elle avait enfoncé des clous dans la porte de leur ancienne maison quand quelqu'un lui avait appris tout ce qu’ils avaient manigancé pour se débarrasser d’elle.
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A quoi, à qui pensait-elle en ce temps-là, alors qu’elle appuyait son visage contre la vitre embuée ou se retournait, inquiète, pour examiner sur l’étagère les rares cadeaux qu’on lui avait offerts ? S’était-il trouvé des choses assez étonnantes, assez belles pour lui faire oublier les tracas que lui causait Madame avec ses toilettes jamais assez bien repassées ? Elle attendait obscurément, dans la confusion des exclamations joyeuses des innombrables nièces et cousins venus fêter Pâques en famille, quelqu’un qui se pencherait vers elle et demanderait : « Tu n'as pas reçu ton panier ? » Elle aurait bredouillé sans doute, elle semblait plutôt gourde déclarait la femme, mais elle se serait endormie le soir avec une sensation de rire et de chaleur.